L'homme des hautes plaines
Cinéma / Critique - écrit par riffhifi, le 03/04/2007 (Clint Eastwood cow-boy se double pour la première fois de Clint Eastwood réalisateur. Monumental.
Après avoir été pendant six ans le cow-boy clean de la série télé Rawhide, puis pendant quatre ans l'Homme sans Nom de Sergio Leone, Clint Eastwood ose enfin livrer sa propre vision de l'homme de l'Ouest. Et le futur réalisateur de l'Oscarisé Impitoyable savait déjà ce qu'il faisait...
Surgissant de nulle part, un cavalier solitaire (Eastwood) traverse la petite ville de Lago nonchalamment : il flingue quelques malandrins venus perturber sa séance de détente chez le barbier, viole une jeune fille un peu trop arrogante et se fait nommer shérif en un temps record. Mais le baroudeur taciturne a-t-il vraiment vocation à défendre ces villageois qu'il méprise ?
Malgré son titre archétypal et ses prémisses d'un classicisme absolu, L'homme des hautes plaines est non seulement un western brillant mais aussi un film d'une richesse que Clint lui-même n'atteindra pas souvent par la suite dans sa carrière. Les angles d'approche du film ne manquent pas, on se limitera donc ici à trois d'entre eux (attention, méchants spoilers au cours du texte) : ...
Un western à la croisée des cultures
L'arrivée du cow-boy en ville trahit d'emblée que le film ne répondra pas aux normes habituelles : là où le héros américain traditionnel met un point d'honneur à faire sa première entrée à l'écran en entrant par la gauche (pour marquer notamment son passage du monde de l'ouest, du far west à celui de la civilisation), celui-ci entre par le fond de l'écran. Il se matérialise au milieu d'un brouillard, en plein milieu de notre champ de vision. Cette apparition quasi surnaturelle (comme on le verra plus tard) est à rapprocher de la position du réalisateur/acteur, à mi-chemin entre le cinéma américain et le cinéma européen ; ses deux maîtres avoués sont Don Siegel et Sergio Leone, à qui il adresse un clin d'oeil en inscrivant leurs noms sur deux tombes du cimetière que traverse le cow-boy.
L'influence du western italien est flagrante : le héros crasseux et taciturne croise dès les premières minutes les commentaires sarcastiques du croque-mort, avant de dézinguer sans aucun scrupule les imprudents qui l'approchent. L'action est violente, parfois presque sadique (les séquences de fouet), d'une façon jamais vue avant l'apparition des westerns spaghetti. Pas surprenant donc que John Wayne n'ait pas aimé le film, trop loin de ses habituelles séances de bourre-pifs proprets. Plus étonnant, toutefois, Sergio Leone ne l'a pas aimé non plus. Why ?
Ici, on peut observer que les films de Leone se concentrent généralement sur un ou plusieurs personnages et leurs préoccupations (argent, revanche, etc.) ; le genre d'histoire aux antipodes du western américain classique, qui raconte presque invariablement le combat de la civilisation contre le monde sauvage : le destin du héros y est toujours secondaire à celui de la ville, du chemin de fer ou de la diligence. Dans L'homme des hautes plaines, la ville est au centre de l'histoire. Il est question de juger les habitants de Lago et leur capacité à la moralité sans laquelle la civilisation est impossible.
Italien, américain, le film semble traversé d'une troisième source d'influence : sa dimension presque fantastique, sensible par l'utilisation de la musique, l'apparition fantomatique de l'Etranger et la lenteur solennelle du récit, n'est pas sans rappeler par moments le cinéma japonais, ce qui n'est qu'un juste retour des choses quand on pense aux films de samouraï qui ont inspiré des westerns en leur temps - Les Sept Samouraïs pour les Sept mercenaires, Yojimbo pour Pour une poignée de Dollars.
L'influence dominante du film est donc délibérément laissée dans le flou, de même que l'origine de son personnage principal - sauvage ou justicier, ange ou démon, vivant ou mort.
L'Homme sans Nom ?
L'Etranger ne se contente pas de ressembler à l'Homme sans Nom de la Trilogie des Dollars. Il en est une version extrême, presque une caricature. Son chapeau est plus sombre, son cigare est plus gros, sa barbe de trois jours a bien six jours, et son attitude est ultra-rude (« J'crois que vous serez mignons tout plein avec ce couteau-là planté dans le cul », dit-il en buvant une bière). Jouant avec le spectateur, Eastwood emmène son personnage chez le barbier dès le début du film : verra-t-on enfin l'Homme sans Nom rasé ? Finalement, il gardera le look aride pendant tout le film.
Mais l'absence de nom n'a jamais été un problème pour le personnage de Sergio Leone. Il était surnommé Joe, « le Manchot » ou Blondin, et tout le monde se foutait de savoir comment il s'appelait. Ici, le manque de nom de l'Etranger tracasse les habitants. Lorsque Mordecai, le nain, lui demande « Comment t'as dit que tu t'appelais déjà ? », il répond « J'ai rien dit ». Et à la fin du film, lorsque le même Mordecai lui dit qu'il ne connaît toujours pas son nom, l'Etranger répond (dans la version originale) « Yes you do. Take care ». Et il s'éloigne dans le brouillard alors que la caméra descend vers la tombe fraîchement gravée du Marshall Jim Duncan. C'est ainsi que (dans la v.o., je le répète), le cow-boy est présenté comme la réincarnation ou le fantôme du Marshall assassiné, venu se venger lui-même des habitants de Lago. Ce qui expliquerait son absence de nom pendant le film : son identité lui a été volée par les habitants qui l'ont laissé tuer et ne lui ont pas donné de sépulture. On peut voir dans cette situation un écho de ce qui arrive à Clint Eastwood dans la dernière partie de Pour une poignée de Dollars : après avoir été laissé pour mort, il se cachait dans un cercueil et revenait affronter ses ennemis à l'aide d'une armure qui le rendait invincible comme un fantôme...
Pour saluer le travail des traducteurs français, notons que la réponse finale de Clint en v.f. est la suivante : « C'est celui que tu graves. Celui de mon frère. Prends-en soin. » Zou, plus de sous-entendu fantastique, c'est une histoire de vengeance (assez douteuse, puisque rien n'explique alors les flash-backs qui l'obsèdent durant le film).
Pour Clint Eastwood, L'homme des hautes plaines peut être vu comme une tentative d'exorcisme de la personnalité de l'Homme sans Nom. Il en profite pour faire évoluer son image de cow-boy vers plus d'humanité (ce qu'il continuera dans Josey Wales Hors-la-Loi) ainsi que vers une dimension fantastique (qu'il reprendra dans Pale Rider).
Revanche, pouvoir, châtiment et rédemption
Le thème central du film est difficile à déterminer. A première vue, c'est une histoire de vengeance (surnaturelle ou pas), qui fait suite au meurtre d'un Marshall par trois bandits. Mais à y bien regarder, il apparaît que l'Etranger ne veut pas seulement se venger des trois assassins, mais aussi punir la ville toute entière d'avoir assisté au meurtre sans réagir.
Il commence par accepter les pouvoirs que le peuple lui accorde pour les protéger contre le retour des hors-la-loi. Les habitants lui vendent leur âme en lui promettant de lui donner « tout ce qu'il veut » sans condition. Il accepte, les humilie et leur plonge le nez dans leur couardise. Après leur avoir vaguement appris à se battre, il leur fait repeindre la ville en rouge, la rebaptise ENFER, tue les trois bandits lui-même et brûle la ville. De la même façon que dans Le train sifflera trois fois, toute la ville devrait faire face aux bandits, mais tout le monde choisit de se planquer et de laisser le héros seul contre une bande de brutes. Un discours éloquent sur la mentalité de l'être humain en général (pourquoi s'emmerder à agir alors qu'on peut attendre que quelqu'un d'autre le fasse - même si on le déteste ?). L'intrigue du film est d'ailleurs inspirée d'un incident survenu à New York au début des années 60 : une jeune fille appelée Kitty Genovese avait été frappée à mort en présence de témoins restés passifs.
Plus que le fantôme d'un individu, l'Etranger est l'incarnation de la mauvaise conscience des habitants. Lorsqu'on lui dit qu'il fait peur aux gens, il répond : « C'est plutôt ce qu'ils savent d'eux qui leur fait peur, c'est ce qu'il y a dans leur âme qui leur fait peur. »
Lorsque l'Etranger quitte la ville détruite à la fin, Sarah Belding (Verna Bloom) lui jette un regard qui semble montrer qu'elle seule a compris le sens de cette mise à sac. La rédemption passe par la destruction, et la reconstruction sur de nouvelles bases. Une idée qu'on pourra rapprocher du sujet de Fight Club vingt-cinq ans plus tard...
En combinant différents styles cinématographiques, en juxtaposant les thèmes des cinémas italien et américain, Clint Eastwood a mené son personnage de cow-boy mythique à un stade ultime de son existence, où ses différentes incarnations sont toutes représentées. Noir et violent à l'image du cinéma de cette époque marquée par la guerre du Vietnam, ce type de western seconde génération traite moins de la naissance de la civilisation, que de la difficulté de la maintenir. Tout en divertissant le spectateur à coups de duels dans le sable et de répliques assassines, Eastwood lui glisse que la société doit toujours payer (cher) les conséquences de ses erreurs et de ses faiblesses.