La femme du boulanger
Cinéma / Critique - écrit par iscarioth, le 25/08/2006 (Raimu, « le plus grand acteur du monde » - Orson Welles
Orson Welles, comme d'autres maîtres du cinéma américain d'un autre temps, entretenait une relation particulière avec la France. Ainsi, il fut de ceux qui protestèrent en 1968, lorsque Henri Langlois fut renvoyé de la direction de la Cinémathèque française pour être remplacé par Pierre Barbin. Inutile de vous dire que l'auteur de Citizen Kane connaissait la France et son cinéma. Aussi, ses paroles sont à retenir, et sa déclaration consacrant Raimu comme « le plus grand acteur au monde » n'est pas à prendre à la légère. Les années trente, en France, sont marquées par le cinéma provençal, et une trilogie, réalisée par Marcel Pagnol, constituée de Marius, Fanny et César. Trois films mettant en scène un acteur de génie, Raimu, et un écrivain-scénariste de légende, Pagnol. Deux étoiles du cinéma français qui se retrouvent au firmament, en cette année 1938, à la veille de l'embrasement mondial. La femme du boulanger est à retenir comme le chef d'oeuvre de Pagnol et la plus grande performance de Raimu.
A la croisée des grands hommes
La femme du boulanger est à la base une nouvelle écrite par Jean Giono. Marcel Pagnol l'a remaniée, enrichie, pour donner vie à son film. Il y a deux sujets dans le film de Pagnol, la collectivité du petit village où se déroule l'action et le personnage d'Aimable Castanier, interprété par Raimu. Commençons par parler de la collectivité. On retrouve toute la symphonie de Pagnol, avec une pléiade de personnages hauts en couleur, tous très antagonistes. Il y a ces gens qui se boudent de père en fils, les commères, les grenouilles de bénitier, le notable et, bien sûr, les deux grandes figures dominante de toute ville française de l'époque : le curé, représentant d'une Eglise encore très puissante, et l'instituteur, placé très haut dans les affaires de chacun par une troisième république revancharde. Voici ce que dit Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire du cinéma : « Pagnol est le champion de "l'un et du multiple", de la description de l'individu et du groupe reliés entre eux par des liens vrais et profonds. Autour de Raimu vit ici tout un peuple de personnages et d'acteurs qui sont, dans le propos de l'auteur, aussi importants que lui ». La communauté est en effet raccordée au personnage d'Aimable de manière très forte. Tous s'appliquent à consoler le boulanger cocu, à essayer de retrouver sa femme. Tous les personnages, pittoresques, se laissent découvrir tout au long du film. On intercepte des conversations houleuses entre le scientiste instituteur et le curé pète-sec et guindé, d'autres discussions plus alcoolisées entre d'anciens ennemis réunis par les vapeurs du vin. Dans de grands élans comiques, les personnages s'opposent et en viennent à des échanges étincelants. Les dialogues du film sont mythiques (l'homme qu'on ne doit jamais interrompre, la marche militaire éthylique) et bien qu'on ait parfois du mal à tout saisir - prise de son vieillie et décalage temporel obligent - le film reste encore aujourd'hui un régal pour les yeux et les oreilles.
Le cocu magnifique
Raimu, c'est tout simplement la moitié du film. L'acteur incarne Aimable, un vieux boulanger ventripotent à l'allure débonnaire et au coeur d'or. Aussi aimant que naïf, Aimable est marié à une jeune femme qui s'envole un jour au bras d'un jeune berger. Tout d'abord aveuglé, refusant de croire à la traîtrise de sa femme, notre boulanger, éveillé par toute une communauté, va être contraint d'ouvrir les yeux. Le jeu de Raimu, sur ce film, est un compromis divin entre la comédie burlesque et le débordement dramatique. La scène du bistrot, pendant laquelle Aimable se morfond dans l'alcool, est à ce niveau très symbolique, l'acteur passant du rire aux larmes d'un clin d'oeil avec une cohérence et un talent fous. « Quand il prend sa cuite et qu'il essaie de rouler une cigarette, lui qui n'en avait jamais roulé de sa vie, il est fantastique, tout le monde était en admiration, on n'osait plus arrêter la caméra » confie Marcel Pagnol. Autre scène magnifique, celle pendant laquelle le boulanger se contient face à l'homme qui n'accepte pas d'être interrompu. On voit Raimu bouillir, intérioriser, suer, avant d'exploser. Et que dire de la scène finale, celle de la "Pomponnette", pendant laquelle le boulanger, par une habile comparaison, exprime toute la peine causée par sa femme ! La femme du boulanger représente aussi une époque où l'émancipation de la femme était encore un concept très peu familier. Aurélie, même si bien traitée par son mari, lui appartient. La jeune femme parle peu, vit dans l'ombre de son homme et ne trouve jamais à s'exprimer sur son épanouissement personnel.
La femme du boulanger est très symbolique du cinéma provençal de Pagnol, incarné par l'un des plus grands acteurs français, au sommet de sa forme. Après la déconfiture subie par la France, le cinéma hexagonal, sous l'oeil de Vichy, sombre dans un certain marasme. Les choses reprendront leur cours à partir de 1946, mais sans Raimu, décédé la même année.