10/10Les 400 coups et autres aventures d'Antoine Doinel

/ Critique - écrit par iscarioth, le 22/09/2006
Notre verdict : 10/10 - Les quatre cents coups (Fiche technique)

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Critiques des aventures de Antoine Doinel, des 400 coups à L'amour en fuite

Nous sommes en France, à la toute fin des années cinquante. Un petit groupes de critiques, écrivant dans les colonnes des Cahiers du cinéma et de la revue Arts,
s'en prend régulièrement au cinéma français d'alors, jugé sclérosé. Une révolution se prépare. Parmi ces Rohmer, Godard et autres Chabrol, tout fraîchement passés à la réalisation, le premier à connaître un véritable succès fut Truffaut, avec ses Quatre cents coups. Ce film, avec À bout de souffle de Godard, sorti une année plus tard, symbolise l'éclosion du mouvement que l'on a appelé « Nouvelle Vague », revendiquant le statut d'auteur pour les réalisateurs, un réalisme et une simplicité des films renforcés. Les quatre cent coups marque aussi une deuxième naissance, celle d'un personnage : Antoine Doinel, incarné par le tout jeune acteur Jean-Pierre Léaud, avec lequel François Truffaut entretiendra une relation particulièrement forte. Antoine Doinel, c'est à ce personnage et à son évolution que nous allons nous intéresser dans cet article. Après les Quatre cents coups, Antoine Doinel est repris par Truffaut et Léaud pour être au centre de trois autres films : un court (Antoine et Colette en 1961) et trois long métrages (Baisers volés en 1968, Domicile Conjugal en 1970 et L'amour en fuite en 1979). Des films qui nous narrent l'évolution dans le temps de ce personnage emblématique de la Nouvelle Vague.

Les Quatre cents coups (1959)

Les 400 coups
Les 400 coups
Il s'agit là du tout premier long métrage de François Truffaut. Le sujet, largement autobiographique, est celui d'un jeune garçon, mal aimé, qui choisit de fuguer plutôt que d'affronter ses parents et, de petites bêtises en gros mensonges, se retrouve dans un centre d'observation pour mineurs délinquants. François Truffaut a vécu ses années de jeunesse sous l'Occupation. A la différence que l'enfance d'Antoine Doinel se situe après la fin de la guerre, de multiples similitudes unissent les deux personnages ; l'histoire réelle du réalisateur et celle, à peine fictive, du personnage créé. Dans un dialogue avec un psychologue à la fin du film, sur le mode de l'entretien télévisuel, Antoine Doinel en dit plus long sur son passé, face à la caméra. Ce qu'il explique, c'est en fait la vie de François Truffaut. Elevé par sa grand-mère, Doinel/Truffaut ne retourne vivre chez sa mère qu'à l'âge de huit ans, une mère remariée à un homme qui accepte l'enfant et lui donne son nom. Les quatre cents coups, François Truffaut les fait avec son camarade de classe Robert Lachenay, une amitié qu'il recrée dans son film avec la complicité qui unie Antoine Doinel et son copain d'école buissonnière René. Comme Doinel, Truffaut trouve refuge lors de ses jeunes années dans le cinéma et la littérature. Là où Antoine a inventé la mort de sa mère comme excuse à balancer au visage de son professeur inquisiteur, François avait prétexté l'arrestation par les allemands de son père. Dans l'esprit d'un
Jean Vigo donnant aux garçons de Zéro de conduite le nom de ses propres camarades d'enfance, François Truffaut exorcise les douleurs de son enfance dans les Quatre cents coups. Avec un projet de film aussi personnel, aussi intime, François Truffaut se devait de trouver un jeune comédien à la mesure. Et le rapport entre le réalisateur et le jeune acteur fut des plus fusionnels...

Jean-Pierre Léaud
Jean-Pierre Léaud
« Cherche un jeune garçon de douze à quatorze ans pour tenir un rôle dans un film de cinéma »

C'est en ces mots que François Tuffaut passe une annonce, en 1958 dans France Soir, pour trouver l'acteur qui incarnera Antoine. Jean Domarchi, critique aux Cahiers du cinéma, lui conseille le fils de Pierre Léaud, un assistant-scénariste. Truffaut est très vite sous le charme du jeune homme, avec lequel il multiplie les points communs, « avec toutefois cette différence fondamentale : bien que tous deux révoltés, nous n'avions pas exprimé nos révoltes d'une façon semblable. Je préférais camoufler et mentir. Jean-Pierre, au contraire, cherche à froisser, à choquer et tient à ce qu'on le sache [...] il est turbulent alors que j'étais sournois » confie Truffaut en 1959 (1). Le réalisateur l'avoue lui-même, Antoine Doinel n'est pas un condensé nostalgique et sentimentaliste de ses souvenirs d'enfance, mais bien une fusion entre le vécu de Truffaut et le présent de Jean-Pierre Léaud, adolescent gouailleur et révolté. « Je crois qu'au départ, il y avait beaucoup de moi-même dans le personnage d'Antoine. Mais dès que Jean-Pierre Léaud est arrivé, sa personnalité qui était très forte m'a amené à modifier souvent le scénario. Je considère donc qu'Antoine est un personnage imaginaire qui emprunte un peu à nous deux » (2). Si les quatre cents coups tirent leur essence des souvenirs d'enfance de Truffaut, il ne faut pas se méprendre sur l'origine du film. « On ne fait pas un film tout seul et si je n'avais voulu que mettre en images mon adolescence, je n'aurais pas demandé à Marcel Moussy de venir collaborer au scénario et de rédiger les dialogues » prévient Truffaut (3). C'est peut être ça un grand film, une alchimie rare.

Récit intime, succès universel

En racontant des souvenirs personnels, sur un ton très personnel, François Truffaut provoque un succès mondial. Dans son livre dédié à Truffaut, Jean Collet s'interroge : « Si les 400 coups était seulement un film autobiographique, aurait-il jamais atteint les foules des cinq continents, à travers des cultures et des sociétés dont les moeurs familiales sont parfois très éloignées de nous ? » (4). Il est difficile de coller au film une étiquette, si ce n'est impossible. Drame, comédie dramatique, la plupart des termes habituellement utilisés dérangent ou choquent par leur coté très réducteur. Les quatre cents coups font sourire, le personnage d'Antoine est l'un des plus attachants jamais portés à l'écran, et chacun se retrouve en la désinvolture de l'enfance. Toujours en s'attachant grandement au personnage d'Antoine, on ne peut que s'émouvoir de son sort. Antoine Doinel n'est pas maltraité, mais ignoré. Sa mère ne supporte pas de l'avoir dans ses jambes, de l'entendre ni de le voir vivre. Antoine se fait le plus discret possible chez ses parents, pour se libérer le temps de quelques escapades, à l'extérieur. Les quatre cents coups n'est pas un film d'idéalisme sur la jeunesse. Comme l'a dit Truffaut dans l'une de ses fameuses tirades, « L'adolescence ne laisse un bon souvenir qu'aux adultes ayant mauvaise mémoire ». L'âge est aux premières frustrations et incompréhensions et plus du tout à l'innocence. Pour survivre, exister, Antoine Doinel doit se faire discret (face à des parents qui le repoussent) ou au contraire exploser (en classe).

Le regard caméra de Léaud, le dernier plan du film
Le regard caméra de Léaud, le dernier plan du film
Budget réduit, décors naturels, Les quatre cents coups concrétise réellement les objectifs esthétiques et de réalisation fixés par les jeunes théoriciens de la Nouvelle Vague. En ce sens, il peut être considéré comme un film manifeste. André Bazin, ressenti par François Truffaut comme un père adoptif, meurt au tout début du tournage. Son décès est très présent dans les esprits et une noirceur supplémentaire embrume la réalisation du film. Pour éviter l'étouffement au spectateur (les scènes d'appartement tendent beaucoup au confinement), Truffaut tourne en Cinémascope, donnant une toute nouvelle vision d'un Paris populaire. La force visuelle du film se déploie véritablement dans les derniers instants, avec Antoine Doinel courant sur la plage, face à la mer qu'il voit pour la première fois, se retournant finalement et lançant le seul « regard caméra » du film. Un regard défiant et téméraire sur lequel Truffaut réalise un agrandissement, un regard visiblement destiné au spectateur, qui le cloue véritablement sur place.

Antoine et Colette (1962)

Seulement trois ans après les Quatre cents coups, la figure d'Antoine Doinel réapparaît dans la filmographie de François Truffaut. C'est à l'occasion d'un film à sketchs, autour de la thématique « L'amour à vingt ans », que Truffaut et Léaud reprennent le personnage. L'amour à vingt ans est un projet élaboré par Pierre Roustang, une compilation de courts métrages, avec un réalisateur pour chacun des cinq pays représentés. Renzo Rossellini pour l'Italie, Shintarô Ishihara pour le Japon, Marcel Ophuls pour l'Allemagne, Andrzej Wajda pour la Pologne sont les réalisateurs que François Truffaut a choisi pour Pierre Roustang, afin de l'accompagner à l'affiche de ce film compilateur. Du beau monde. Dès les premières secondes du court métrage, on croit pressentir un changement de ton. On voit Antoine Doinel se réveiller sur un air radiophonique fêtard, puis se pencher au balcon de sa chambre comme pour crier "Bonjour" au tout Paris. Les problèmes du jeune homme se sont ils évanouis ? Est-on moins tourmenté par la vie à vingt ans qu'à treize ? En répondant positivement au projet de Pierre Roustang, Truffaut, qui a carte blanche, se fixe le défi de donner une suite à un film déjà perçu comme un monument du septième art. Court métrage oblige, Antoine et Colette se montre moins complexe, plus linéaire. Le film peut être vu comme une transition mineure entre l'univers des Quatre cents coups et ses séquelles. La profondeur et la révolte sont remplacées par une certaine légèreté dénuée de toute prétention. La littérature et le cinéma sont des passions intellectuelles et sociales remplacées par la musique.


Antoine Doinel s'éloigne un peu plus encore de la vie de son créateur. Cinéphile dans les quatre cents coups, Doinel devient amateur de musique classique dans Antoine et Colette. Truffaut, sur le thème de l'amour à vingt ans, choisit de dépeindre un premier amour loin des clichés de la cristallisation. L'amour est ici à sens unique. Par inexpérience, maladresse, timidité, Antoine ne provoquera jamais l'amour de Colette et sera tout d'abord cantonné au statut de « bon copain » avant d'être carrément esquivé. Antoine, qui cherchait une femme, trouve finalement une famille, celle de Colette, qui l'adopte très rapidement. Antoine et Colette ne s'est pas réalisé dans un moment de détresse, de dureté et de tension comme ce fut le cas pour les Quatre cents coups. « Ce film a été réellement très improvisé » explique Truffaut. « La revanche sur les Quatre cents coups, c'est que j'avais des adultes très sympathiques [...] Cette fois ci j'ai montré une famille différente, une famille qui marche bien. C'est pour cela que j'aime davantage ce film là : c'est parce qu'il est plus léger et en même temps plus simple, je crois même plus près de la vie. Je l'ai fait dans un moment d'insouciance, [...] je me rendais au travail pour faire l'amour à vingt ans avec beaucoup de gaieté » (5). Comme quoi, l'adage qui dit que les créateurs accouchent de leurs chefs d'oeuvre dans la souffrance est véritable. Le cinéma retiendra la « rage froide » (6) des Quatre cents coups, mais pas la tendre déception d'Antoine et Colette.

Baisers volés (1968)

Nous sommes en 1968, année du grand remue-ménage pour la France, tremblement qui n'épargne pas le petit monde du cinéma, avec, en prémice des événements de mai, l'affaire de la Cinémathèque française. Henri Langlois, directeur emblématique de l'établissement, est remplacé par Pierre Barbin, ce qui provoque la fureur des cinéastes. Un gros clin d'oeil à l'affaire a été placé dans Baisers volés. Au début du film, l'un des personnages parle, anecdotiquement, d'un conservatoire fermé pour cause de boycott contre un changement de directeur. Truffaut dédicace son film à Langlois, en affichant à l'image dès les premières minutes du film : « Baisers volés est dédié à la Cinémathèque française d'Henri Langlois ». Une phrase écrite avec en arrière plan, les grilles fermées de la Cinémathèque. Dans le combat pour la réintégration de Langlois à son poste, Truffaut est en avant-garde, en bon polémiste qu'il fut et qu'il su redevenir. Mais revenons à Doinel. Baisers volés est le troisième film lui étant consacré, après les mythiques Quatre cents coups et le court métrage Antoine et Colette. Antoine Doinel a vingt deux ans, il sort d'une prison militaire et a été réformé définitivement de l'armée pour instabilité caractérielle.


Antoine et Colette
nous présentait déjà un Antoine assagi, plus aussi marqué par un tempérament de feu. Avec Baisers volés, le personnage donne carrément l'impression de s'être embourgeoisé. L'air hirsute, mal réveillé, gouailleur dans les Quatre cents coups, Antoine Doinel incarnait un Paris populo. Son allure dans Baisers volés renvoie plus à celle d'un petit bourgeois, frêle et maladroit, bien coiffé, laqué et le chandail en soie délicatement enroulé autour du cou. Antoine Doinel devient en fait une figure anachronique. Truffaut n'a pas cherché à en faire un symbole représentatif de la jeunesse de son temps. Loin de là. « Jean-Pierre m'intéresse justement par son anachronisme et son romantisme, il est un jeune homme du XIXème siècle » (7). Deux fils conducteurs dans Baisers volés : l'intrigue amoureuse et le travail de détective. Car Antoine Doinel devient détective pour une agence. Il est chargé d'enquêtes et de filatures. Le métier n'est pas traité sérieusement et est une source comique. Truffaut donne souvent dans le burlesque en transformant Doinel en une espèce de Charlot de la filature. Très peu discret, se planquant derrière un arbre à gauche pour courir la seconde d'après se réfugier derrière une poubelle à droite, le visage caché derrière un journal, marchant à quelques mètres seulement des personnes qu'il prend en filature. L'agence, véritable capharnaüm, repère du grand n'importe quoi, tire aussi beaucoup sur le comique, un comique visuel et cacophonique.

Fameuse scène de Baisers volés pendant laquelle Antoine Doinel répète jusqu'à l'épuisement le nom des deux femmes qui le tiraillent
La fameuse scène pendant laquelle Antoine
Doinel répète jusqu'à l'épuisement le
nom des deux femmes qui le tiraillent
Le film donne l'impression d'être très brouillon, tournant presque en rond dans sa première heure. Pas de réel fil conducteur, Antoine détective comme Antoine amoureux semblant stagner. Truffaut parle de retour aux sources de l'improvisation. Il semble vouloir s'être donné de l'air après des films très minutés comme Fahrenheit 451 et La mariée était en noir. « La réussite de Baisers volés, c'est son coté imprévisible : on ne sait jamais quelle scène va suivre celle qu'on voit sur l'écran » raconte Truffaut (8). Du coté de la thématique amoureuse, Antoine court après Christine Darbon. Le schéma de Baisers volés à ce niveau ressemble à celui des films des Contes Moraux de Rohmer. Notre personnage s'attache à une fille, avant d'aller vers une autre, puis finalement revenir à la première. La deuxième femme en question est une femme plutôt mûre, mariée, à priori inaccessible. Au début du film, on voit Doinel lire en cellule un roman de Balzac (toujours), Le lys dans la vallée, où il est justement question d'un amour impossible d'un jeune homme pour une femme mariée et vertueuse. Voilà pour les deux femmes du film d'Antoine. Mais il en existe une troisième, ou plutôt des troisièmes. Antoine fréquente les prostituées. D'abord une source d'enseignement et d'impatience sexuelle, les prostituées deviennent ensuite pour Antoine une échappatoire, un questionnement, comme lorsqu'il s'y réfugie après la mort d'un ami.
Avec cette troisième aventure d'Antoine Doinel, on reste loin du climat des Quatre cents coups, dans la continuité légère d'Antoine et Colette, mais dans un esprit plus fantaisiste, décousu et fou. On a beaucoup souligné, à propos, l'influence de Lubitsch sur Truffaut pour la comédie. « Baisers volés, je l'ai voulu drôle. Je ne sais d'ailleurs s'il l'est, mais en tout cas, nous, on s'est bien amusés » rapporte Truffaut (7). Le film a connu un bon succès international et a remporté le prix Louis Delluc.

Domicile conjugal (1970)

Le cinéma de Truffaut est peut être le plus prude de la Nouvelle Vague. On se souvient de l'introduction du Mépris de Godard, avec Brigitte Bardot allongée nue sur un lit interrogeant Michel Piccoli : « Tu vois mon derrière dans la glace ? Tu les trouves jolies mes fesses ? ». Les films de Rohmer ne sont pas non plus avares en sensualité. On se souvient de Ma nuit chez Maud et de Jean-Louis Trintignant, incarnant un jeune catholique instable tentant de résister à une Françoise Fabian libertaire en petite robe de chambre. François Truffaut évoque peu la sexualité sur les films de Doinel. C'en devient même rageant. Il a fallu attendre la quatrième aventure d'Antoine pour s'approcher du sujet. Pour la première fois, il y a complicité physique entre Antoine et celle qui est maintenant sa femme, Christine. Le film s'ouvre sur une marche de Christine en ville, la caméra ne suivant que les jambes de la jeune femme. Une sensualité, d'accord, mais un contenu sexué qui reste très policé (l'aventure extraconjugale d'Antoine est platonique).

Domicile conjugal
Domicile conjugal
Baisers volés
se terminait sous un mauvais présage. Un jeune homme en imperméable, qui avait suivi Christine tout le long du film, s'avance vers elle et lui déclare sa flamme. Il qualifie son amour de « définitif ». François Truffaut met là le doigt sur le caractère instable des sentiments humains. Le réalisateur est de ceux qui ne croient pas en l'amour unique, celui qui dure toute une vie. A l'image d'un Woody Allen (qui tiendra un discours similaire, mais sous une forme toute autre dans Manhattan), Truffaut nous montre l'instabilité, le lunatisme humain, et surtout masculin. On retrouve le tiraillement entre la « femme-stabilité » et la « femme-exotique ». Dans les six contes moraux de Rohmer, un homme est attiré par une femme, puis par une autre, souvent plus caractérielle, avant de revenir vers la première. Dans Manhattan, Woody Allen suit le même cheminement : son personnage est en ménage avec une très jeune fille, puis se détourne d'elle pour une moins jeune femme bourgeoise et hautaine, avant de revenir, par dépit et solitude, s'amouracher de la jeune première. Domicile conjugal s'inscrit dans cet esprit, creuse dans le même sillon de la réflexion sur l'amour au cinéma. L'homme fuit le bonheur d'un quotidien stable avec une femme pour être tenté par une femme plus excentrique, exotique, symbolique de l'excitation, avec laquelle l'avenir est peu concevable car incertain. Un tiraillement perpétuel entre un ennui stable et un exotisme peu sécurisant, schématiquement. Cette façon tourmentée, éternellement insatisfaite de concevoir et représenter l'amour est typique du cinéma de la Nouvelle Vague, et du cinéma d'auteur en général.

La tentation japonaise... A gauche, hein... Quoique... Tous les gouts sont dans la nature.
La tentation japonaise... A gauche, hein...
Quoique... Tous les goûts sont dans la nature.
Comme nous le remarquions plus haut, le sexe, à défaut d'être un sujet éludé comme sur les précédents films, est avec Domicile conjugal très sous traité. Antoine épouse Christine, devient père et puis s'éloigne rapidement de sa femme pour une aventure avec une japonaise. Une aventure fantasmatique (la japonaise est caricaturale, comme une geisha, peu occidentalisée, encore très encrée dans l'imagerie traditionnelle) qui ne trouve presque aucun exutoire physique (on nous le laisse juste entendre une fois, avec une caméra qui s'éloigne derrière une porte fermée à l'écriteau « ne pas déranger »). D'autre part, Truffaut crée encore un univers très pittoresque. Christine et Antoine habitent dans un immeuble parisien agité. Dans la cour, Antoine, toujours adepte des petits boulots plus ou moins foireux, trafique des roses blanches pour les faire devenir rouges, en face d'un café et en dessous de l'appartement d'un vieil homme qui refuse depuis 25 ans de sortir de chez lui, par solidarité pétainiste. Domicile conjugal est aussi bourré de clins d'oeil au précédant film sur Doinel, Baisers volés, et au cinéma en général. On relève des allusions à Baisers volés comme l'embrassade dans la cave ou encore le discours de la femme exceptionnelle, repris de manière assez surréaliste à la télévision. Jeune papa, Antoine Doinel appelle Jean Eustache pour lui annoncer la nouvelle (Jean-Pierre Léaud connaîtra avec lui son deuxième plus grand succès après les Quatre cents coups en jouant dans La maman et la putain). Plus loin dans le film, sur un quai de gare, on peut observer les pitreries burlesques d'un sosie de Monsieur Hulot. Des clins d'oeil que Truffaut lance en vrac mais qui ne peuvent être comprises que par les cinéphiles. Cet aspect un peu communautariste s'accentue avec les années qui passent (moins nombreux sont ceux qui connaissent Monsieur Hulot aujourd'hui que hier) et peut agacer assez facilement.

L'amour en fuite (1979)

Après le tournage de Domicile Conjugal, François Truffaut avouait ne plus avoir grand-chose à dire sur Antoine Doinel : « Je ne sais pas exactement, mais je pense que j'en ai fini avec Doinel pour plusieurs raisons. D'abord, parce qu'il y aurait désormais entre lui et Jean-Pierre, ou entre lui et moi, un trop grand écart : il faudrait soit lui donner une ambition, un but, ce qu'il n'a pas eu jusqu'à présent car ce n'est pas sa nature, soit faire le portrait d'un asocial ou d'un artiste » (9). Le portrait d'un asocial ou d'un artiste, c'est finalement un peu ce qui a été fait avec l'Amour en fuite, qui critique le personnage d'Antoine Doinel par l'intermédiaire de trois femmes avec qui il a partagé sa vie. Il y a Colette, la toute première, qui réapparaît, puis forcément Christine, qui divorce pacifiquement d'Antoine au tout début du film. Le troisième femme est un nouvel amour, incarné par une toute jeune « actrice », sur laquelle nous reviendrons. Difficile d'en dire plus sur le scénario, tant le film étonne par son inconsistance. L'amour en fuite n'a pas de scénario, pire, il ne présente aucun enjeu, pas de corps. Le film, pour moitié entrecoupé par des flash-back des quatre premiers « épisodes » est à mi chemin entre le procès et l'hommage au personnage d'Antoine. L'amour en fuite est très désagréable à regarder, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, cette inconsistance scénaristique que l'on vient d'évoquer. Les rares bribes de scénario (comprenez, les morceaux du film non tirés des opus précédents) transpirent le romantisme naïf et l'égocentrisme. Doinel se répète, il n'a pas évolué d'un poil, et se décrit comme il l'a déjà fait dans Baisers volés et Domicile conjugal. Les personnages rencontrés par Doinel sont amenés à se rencontrer d'une façon très romanesque, improbable.

Le pire reste encore les dizaines de scènes reprises des quatre premiers films. Des scènes parfois très longues, entières, de plusieurs minutes ! Certaines conversations sont grossièrement prétextes à nous ressortir du vieux en espérant l'emballer dans du neuf. Pour ceux qui connaissent bien les quatre premiers films, cette compilation sera très ennuyeuse, fatigante. Quant à ceux qui ne connaissent pas ou peu Doinel, L'amour en fuite leur fera l'effet d'un capharnaüm géant et indigeste. En prime, pour incarner la troisième et dernière conquête en date de Doinel, on a droit à une jeune femme qui faisait alors sa première apparition à l'écran, mais qui s'est depuis illustré à d'autres niveaux.... Dorothée ! Oui, Dorothée, du Club sur TF1. Avant même d'animer une émission de télévision jeunesse débilisante, Dorothée présentait, en tant qu'actrice, les mêmes symptômes de nullité qui ont fait d'elle ce symbole de crétinerie et de ringardise. A vingt six ans seulement, Dorothée nous gratifiait déjà de ses grands yeux de biche agaçants, de ses manières et mimiques pincées. La jeune femme ne fait pas vraiment tâche puisque tous les acteurs, même ceux ayant déjà montré l'étendu de leur talent dans d'autres réalisations, sont particulièrement mauvais. Mauvais, un film de Truffaut ? Blasphème ! N'en déplaisent à certains cinéphiles (10), François Truffaut, cinéaste parmi les plus grands, n'en fut pas moins un homme. Un homme qui, semble-t-il, a su avouer ses échecs. « Sur L'amour en fuite, il n'y a qu'un seul critique qui ait écrit : "ce film est une escroquerie !". Il avait raison. C'est un film qui m'a beaucoup déprimé, et je l'ai sorti à contrecoeur. Si j'avais été la Paramount ou la M.G.M., je ne l'aurai pas sorti » explique le réalisateur en septembre 1980 (11). Le même mois, dans les Cahiers du cinéma, on a pu lire : « Quant à L'amour en fuite, je savais en le tournant que je faisais une connerie. J'étais comme un fildefériste sans fil de fer ».

Les aventures d'Antoine Doinel sont des aventures du quotidien mêlées à des teintes de comédie. On parlera de « chroniques » du quotidien pour expliquer ce coté décousu, cette impression d'enchaînement de sketchs. Dans son livre dédié à la filmographie de François Truffaut, Jean Collet (4) explique : « Truffaut détestait les films construits sur une idée, une intention unique, séduisante quand on raconte l'histoire au producteur, mais peu stimulante pour le créateur. Ce qui le passionnait par contre, c'était la mise en oeuvre d'une histoire banale. Plus le sujet est mince, plus il faut multiplier les idées - des centaines d'idées - pour que le film devienne vivant et juste ». D'où l'impression d'aléatoire, d'absence de fil conducteur. Les aventures d'Antoine Doinel proposent de voir vieillir un personnage en même temps que l'acteur qui l'incarne, de ses treize ans à la trentaine. S'il faut ne voir qu'une de ces aventures, ce sera bien évidemment les Quatre cents coups. Les quatre réalisations suivantes, plus ou moins marquantes, se font plus légères, tirant sur la comédie, avec parfois une « Lubitsch's touch » assumée.


(1) Source : Paris Journal du 21 Mai 1959
(2) Source : Entretien avec Maurice Terrail, décembre 1979, archives des Films du Carrosse, dossier « CCH 1979(2) »
(3) Source : « Je n'ai pas écrit ma biographie en Quatre cents coups », Revue Arts, 3 Juin 1959
(4) Source : François Truffaut par Jean Collet, aux éditions Gremese
(5) Source : Cinéma 67 numéro 112
(6) D'après l'expression de Philippe Azoury, lisible dans Le dictionnaire Truffaut, publié chez La Martinière sous la direction de Antoine de Baecque et de Arnaud Guigue.
(7) Source : Dossier de presse de Baisers volés, 1968
(8) Source : Télé-ciné numéro 160, de mars 1970
(9) Source : Cinéma 70 numéro 150, de novembre 1970
(10) Jean Collet, dans son ouvrage consacré à la filmographie de Truffaut (voir la source 4), flatte presque autant les Quatre cents coups que l'Amour en fuite, qu'il ose qualifier de « film d'avant-garde »
(11) Les Nouvelles Littéraires numéro 2751, de septembre 1980