Funny Games
Cinéma / Critique - écrit par gyzmo, le 28/10/2005 (Tags : film anna haneke funny games michael cinema
Réflexion sur la violence
Anna, Georg et leur petit garçon Schorschi forment une gentille petite famille bourgeoise. En voyage dans leur maison de vacances, isolée au bord d'un lac, ils s'apprêtent à vivre des moments agréables. Mais c'est sans compter sur l'intrusion de deux étranges jeunes hommes qui vont les séquestrer et leur faire subir d'horribles supplices à travers divers jeux sadiques aux règles improbables...
Présenté en avant-première au festival de Cannes 1997, Funny Games provoque le trouble au sein du public. Michael Haneke, son réalisateur autrichien, n'y va pas avec le dos de la cuillère pour critiquer une violence médiatisée à outrance et devenue consommable, qui tend à nous cloisonner dans une bulle d'insensibilité. Cette forme féroce de vampirisme, Haneke l'avait largement abordé dans sa trilogie de la «glaciation des émotions» (Septième Continent, Benny's Video et 71 fragments d'une chronologie du hasard). Avec «ses jeux amusants», il pousse plus loin sa réflexion et s'impose en socio-cinéaste consciencieux dans sa façon de confronter cinématographiquement le spectateur à son appétit barbare tout en lui remémorant certaines clés de raisonnement.
L'objectif avoué d'Haneke est d'amener le spectateur à comprendre les mécanismes d'un spectacle qui exploitent ses émotions. Pour se faire, il va jouer avec les codes du genre auquel sa réalisation appartient : le thriller. Ce cinéma spécialisé dans la manipulation d'affects a subit d'importantes évolutions tout au long de sa pratique. Né au cours des années 70 dans la grande famille des Polars, le petit thriller est originaire du verbe anglais «to thrill» (faire frissonner). Il se caractérise par l'intensité de son suspens et c'est à Lord Hitchcock que l'on doit ses lettres de noblesses. Mais peu à peu, le thriller va se modeler à la convenance du spectaculaire. On veut qu'il en mette plein les yeux, sans se soucier de la responsabilité de ses images chocs sur les spectateurs. Haneke, désireux de rétablir l'espace d'un film la donne, injecte dans sa mise en scène du non-spectaculaire. Le rythme général de sa réalisation est lent. Les illustrations musicales sont mises de côté ou inaccoutumées. Le fond de l'histoire est réaliste, pour une forme qui ne l'est pas toujours. Des longs plans séquences où il ne se passe rien jaillit une forme insidieuse de suspens qui met mal à l'aise. Haneke épluche le genre, engendre un film ovni, un anti-thriller déconcertant. Cette démythification se révèle relativement salutaire dans le sens où elle nous démanipule tout en se jouant de nous, mais dans un but intelligent et pédagogique. Ce qui n'est pas le manifeste précis de tout le monde.
Lorsqu'un réalisateur veut faire en sorte de critiquer la violence, il choisit souvent entre deux écoles : le paroxysme ou la suggestion. Là où Stanley Kubrick et Orange Mécanique, Oliver Stone et Tueurs Nés ou Paul Verhoeven et toute sa filmographie, ont tenté de nous faire croire à une condamnation (hypocrite, élitiste ou maladroite) de la violence par son exacerbation, Michael Haneke, lui, ne choisit pas ce procédé facile qui trouve souvent grâce auprès du public. Le film reste pourtant associé au mot «insupportable». Mais le pénible ne provient pas de la crudité de la violence dont Haneke ne montre que la résultante, et avec distance. Le choc s'installe d'abord par différents éléments qui marquent l'esprit : une histoire interminable d'oeuf, des gants blancs, un clin d'oeil caméra, une balle de golf, une télécommande... Ces artifices inoubliables baignent dans une atmosphère à la fois pesante et ludique dans laquelle aucune limite n'est fixée. Ainsi, les contrastes sont marqués avec poigne et Funny Games passe d'un état extrême à l'autre, pour mieux titiller notre conscience, nous amener à éprouver de la souffrance et ne pas nous laisser aller à la délectation des sensations fortes qu'appelle paradoxalement le film d'Haneke. En opposant les contraires (harmonie contre capharnaüm, maladresse contre précision, abattement contre impulsivité, rires contre larmes), l'affrontement psychologique entre les personnages ne peut qu'être à son summum. Le dégoût prend dès lors une ampleur plus implacable, dans sa forme se libérant de la fourberie, plus intègre et simple vis-à-vis du consommateur / spectateur.
Les images du serial killer et de la victime sont également redistribuées, ou réhabilitées. Je profite d'ailleurs pour souligner l'interprétation parfaite des acteurs qui apposent à leurs personnages respectifs des traits de caractères pleins de méticulosité. Ainsi, à la question «Pourquoi tant de haine?» posée par le père de famille à ces deux tortionnaires à qui l'on donnerait le bon dieu sans confessions, aucune explication effective n'est avancée. Haneke ne s'attarde pas sur leurs profils psychologiques, leurs identités, leurs passés ou leurs mobiles. Ou plutôt, il fait en sorte de nous montrer que ces jeunes désaxés n'ont rien à voir avec leurs congénères cinématographiques et que leur soif de violences est aveugle. Cela fait d'eux des énergumènes tombés des nues et diablement inquiétants. Cela en devient beaucoup plus effrayant lorsqu'on sait que l'idée du film est née à cause d'authentiques et sordides faits divers. De la famille gentillette, les héros auront du mal à se révéler, surtout du côté du papa, transformé par la mise en scène en nouille humaine. Incapable de réagir en circonstance, de se révolter. Victime pour de vrai. Et lorsque le fiston ou la maman tentent de riposter, que le spectateur explose de joie en voyant enfin triompher le faible, Haneke nous retire ce plaisir cathartique d'une manière si habile qu'on prend vraiment conscience de la manipulation des sentiments par l'outil filmique. La séquence étonnante du «jeu de la prière» est à ce sujet l'axe déterminant du film. Le projet adroit du réalisateur y prend tout son sens et révèle enfin une partie de sa recette : nous rappeler que le cinéma peut devenir dangereux si nous négligeons l'aspect plus ou moins artificiel de ses manigances et ses répercussions malheureuses dans nos réalités.
Je vais être fair-play jusqu'au bout : le propos de Funny Games n'a pas tout de suite heurté ma conscience de spectateur. Le film d'Haneke, s'il n'est pas compliqué à déchiffrer lorsque tombe le générique de fin, nécessite de la réflexion et de l'attention, automatisme que tout le monde n'a pas, particulièrement pendant un visionnage fort désagréable. Je ne remets pas en cause la stratégie du réalisateur autrichien, mais il est délicat de critiquer un processus en utilisant les armes semblables à celui-ci, sans éviter son approvisionnement. Et j'ai l'impression mitigée que le film frôle de près ce piège. Toujours est-il que ses règles du jeu sont déroutantes. Aucun film n'a autant joué avec moi, m'introduisant dans une situation douloureuse en tant que spectateur, pour tout à coup me mettre en position d'acteur et de complice. Attention : il ne s'agit pas de culpabilisation. Funny Games nous rappelle juste de ne pas sous-estimer le pouvoir éducatif de la violence d'une image. Et si je ne pense jamais être une victime potentielle, tout de même, à force de contemplations, malsaine, gratuite, pseudo justifiée, caricaturale, répétitive, sous toutes ses formes, la violence de ces monstres virtuels (qu'ils soient justicier des villes, où redneck des campagnes) pourrait bien profiter un jour ou l'autre d'un moment de faiblesse de mon esprit. Evidemment, ce n'est pas Funny Games qui m'empêchera d'avoir du plaisir devant le grand spectacle. Mais par son impact direct, inflexible et unique, il a le mérite de (re)mettre en garde contre cette mystérieuse jouissance abyssale...