Alice au pays des merveilles - 2010
Cinéma / Critique - écrit par riffhifi, le 10/03/2010 (Tags : alice film pays merveilles disney burton reine
Johnny Depp ne vole pas la vedette au Wonderland de Monsieur Tim, et laisse s'épanouir la faune et la flore d'un univers fantasmagorique bien plus intéressant que le scénario un peu hollywoodisé qu'il illustre.
Parmi les duos réalisateur-acteur qui se distinguent ces dernières années (Ridley Scott & Russell Crowe, Scorsese & diCaprio), celui que forment Tim Burton et Johnny Depp est un des plus anciens et des plus solides. Alice au pays des merveilles scelle vingt ans de carrière commune, avec sept films au compteur.
Johnny Depp travaille du chapeauPortraits de monstres, de marginaux, de rêveurs, tous se font l'écho des similitudes entre les deux hommes : est-il si étonnant de les voir se tourner vers l'œuvre de Lewis Carroll, poète et jongleur de mots, personnalité artiste et trouble qui voyait et représentait les choses déformées ou à l'envers ?...
L'histoire d'Alice, tout le monde la connaît - ou croit la connaître. En réalité, il existe deux livres relatant des aventures sensiblement différentes : Alice au pays des merveilles (1865) et De l'autre côté du miroir (1872). Les deux sont souvent allègrement compilés dans les adaptations, l'important étant de recréer un univers onirique peuplé de créatures étranges... On compte à ce jour une trentaine d'adaptations, dont une dizaine de dessins animés et deux-trois inévitables variations érotiques (Alice chez les satyres, 1979), mais seules deux ont véritablement marqué leur époque : une superproduction de 1933 dans laquelle on croise W.C. Fields, Gary Cooper et Cary Grant, et le joyeux dessin animé de Disney en 1951. Tim Burton, à l'instar de ses prédécesseurs, picore les éléments qui lui plaisent dans chaque livre (la chute dans le terrier et la Reine de Cœur viennent du premier, la Reine Blanche et les frères Tweedledee-Tweedledum du deuxième...), joue sur la connaissance préalable que le spectateur peut avoir des personnages (Alice a 19 ans, elle s'est déjà rendue au Pays des Merveilles treize ans plus tôt), mais se plie aux exigences d'un gros film hollywoodien (nous sommes dans une production Disney de 250 millions de dollars) pour articuler le scénario
Beware the Jabberwock, my son!
The jaws that bite, the claws that catch!
Beware the Jubjub bird, and shun
The frumious Bandersnatch!
(illustration de John Tenniel)autour d'une quête initiatique débouchant sur un affrontement épique. Tant pis pour la logique onirique, il sera question d'occire le Jabberwocky, créature terrifiante évoquée par Lewis Carroll dans un poème du deuxième livre ; les amateurs se souviennent encore de l'adaptation irrévérencieuse que Terry Gilliam en avait tiré en 1977...
Au casting, on retrouve sans surprise les membres de la famille que Burton s'est construite au fil des ans : outre Johnny Depp en Chapelier Fou (livrant une curieuse imitation de Paul Reubens, aux antipodes de sa prestation en Willy Wonka dans Charlie et la chocolaterie), on croise donc Helena Bonham Carter en Reine de Cœur macrocéphale, Alan Rickman en chenille fumeuse, Timothy Spall en Bayard, Michael Gough en dodo et Christopher Lee en Jabberwock (ces deux derniers relèvent essentiellement du clin d'œil). Ils sont rejoints par l'excellent et trop rare Crispin Glover, qui campe un Valet de Cœur bien mal proportionné, et bien sûr par la jeunette Mia Wasikowska, qui donne sa silhouette fluette au rôle-titre, contrebalançant délicatement le monde qui l'entoure : anormale dans sa famille, elle paraît bien falote au milieu de la faune et la flore du Wonderland. Telle Gulliver, elle passe son temps à être trop grande ou trop petite pour son environnement, au gré des potions ingérées...
Cette distribution prestigieuse est en partie sacrifiée à la moulinette de l'image de synthèse, les créatures étant reconstituées intégralement sous cet aspect factice qui semble être devenu la norme depuis une quinzaine d'années. Mais les effets spéciaux sont également au service d'une déformation globale de l'univers
dépeint : qu'il s'agisse d'hypertrophies de certaines parties du corps, de différences d'échelle entre les personnages, de recréation des décors dans ce qu'ils ont de plus absurdes et déstabilisants, la patte du réalisateur se marie à merveille (ahah) avec la vision quasiment malsaine de l'imaginaire enfantin tel qu'il est écrit par Lewis Caroll. Malgré le titre, le monde d'Alice a toujours relevé du cauchemar davantage que du rêve, et le film se révèle occasionnellement assez morbide. Le spectacle n'en reste pas moins familial et policé, avec un usage efficace de la 3D et une musique inspirée de Danny Elfman, qui en est à sa treizième collaboration avec Tim Burton. Un beau voyage qui, à défaut d'être une œuvre totalement personnelle, se révèle cohérent avec la filmographie d'un homme qui n'aime rien tant que la lutte des doux dingues contre l'ordre établi.