La vie de Jésus
Cinéma / Critique - écrit par iscarioth, le 05/03/2007 (
Si vous stigmatisez la région Nord-pas-de-Calais comme un bout de France dévasté, où règne la plus inimaginable misère sociale, La vie de Jésus, premier long métrage de Bruno Dumont, pourrait bien vous conforter dans vos préjugés. Le film se centre autour d'un jeune homme nommé Freddy, sa vie à Bailleul : son groupe de copains, sa petite amie. Un petit monde que l'on désigne souvent dans le nord par l'expression « crapet » (des gens sales) ou « tuyau de poêle » (personnes vulgaires, sans éducation...).
Le qualificatif le plus souvent employé pour désigner les films de Bruno Dumont est "réaliste". Le réalisateur s'applique à laisser deviner au spectateur les tourments intérieurs de ses personnages par de multiples plans d'observation des comportements, des silences qui en disent long. Ajoutez à cela une forte pertinence sociale, avec un récit qui s'ancre dans un terreau de population qui n'a rien de fictionnel, et les comparaisons au cinéma social britannique viennent rapidement. La vie de Jésus s'attache à décrire l'humain, mais Dumont ne nous donne pas à voir des vérités toutes faites, il s'arme du silence et fait confiance en l'observation et en les capacités d'appropriation et d'interprétation du spectateur. On n'est pas ici dans un film qui, par chaque note de musique ou chaque plan surappuyé, nous dit quand rire ou quand pleurer. Le bande de copains de Freddy nous est présentée comme un groupe de jeunes gens pas bien méchants. On les voit rendre visite à l'hôpital à un ami touché par le sida, immobilisé sur son lit. La douleur est intense et sincère, elle se lit sur les visages, que l'on découvre, des visages ingrats, marqués tant par la jeunesse que par la misère. La vie de Jésus est aussi marqué par le poids de l'indicible. Tout être humain a besoin de s'exprimer pour évoluer socialement, sentimentalement et dans les situations de drame comme ici. Freddy et ses copains ont les sentiments, mais pas les mots. A tel point qu'on a l'impression qu'ils subissent leur mutisme, souffrant de n'avoir jamais appris à communiquer réellement.
La vie de Jésus communique donc beaucoup plus par l'image et l'observation que par le verbe. Freddy et ses amis, tous chômeurs, tuent le temps par des virées en mobylettes et en voiture. Le pétaradant groupe de deux roues traverse les paysages du nord : la campagne, les corons, le plat pays brumeux. Bruno Dumont se distingue tout particulièrement par son honnêteté, en tant que réalisateur. D'un coté, il ne s'attarde pas sur ce que le spectateur sait ou devine, en n'artificialisant aucune scène, que ce soit par l'action ou par le dialogue, pour transmettre un message. D'autre part, Dumont ne détourne jamais sa caméra d'une scène qu'on jugerait inappropriée ou brutale. Quand Freddy passe un jeune garçon à tabac, pas de grands travellings stylisés sur le visage tuméfié de la victime. Quand Freddy fait l'amour avec sa copine Marie, pas de détournement de l'oeil ou de l'oreille : pénétration et coït clairement perceptibles, le sexe en érection filmé, les claquements des deux corps audibles. La sexualité n'est pas glorifiée en une parade pleine de douceur et de complicité, elle est un acte violent et plein d'animalité. Freddy est le meneur silencieux de son groupe, en partie parce qu'il est le seul à avoir accès aux faveurs d'une femme (« Qu'est ce qu'y tire, Freddy ! »). Quand cette femme, expression et preuve pour Freddy autant de l'amour que de la virilité, est convoitée par Kader, c'est une véritable opposition à la possession qui s'installe.
Film puissant, La vie de Jésus s'exprime par le silence et l'observation plutôt que par de longues phases dialoguées. Il est tout aussi difficile, par cette façon de communiquer, de trouver la justesse. Bruno Dumont y parvient brillamment.