La critique de Moonrise Kingdom
Cinéma / Critique - écrit par hiddenplace, le 21/05/2012 (Tags : film anderson moonrise wes kingdom cinema critique
Wes Anderson donne à ses films une atmosphère bien singulière : une sorte de grain de folie et d’humour enlevé, mêlée d’une forme de désillusion et de mélancolie souvent tacites. Le tout en soignant particulièrement la forme, de telle sorte que tomber sur une scène de sa filmographie par inadvertance pourrait sans doute suffire à identifier sa patte. C’est une fois de plus le cas avec son dernier-né, Moonrise Kingdom, qui fait d’autant plus l’actualité qu’il est en compétition officielle au Festival de Cannes et a même eu le privilège d’assurer son ouverture. Après avoir suivi en 2008 trois frères que tout oppose dans un édifiant voyage à travers l’Inde (A bord du Darjeeling Limited), puis en 2010 un renard et ses acolytes de la forêt lutter contre les fermiers voisins (Fantastic Mr Fox), nous nous faufilons aujourd’hui sur une île au large de la Nouvelle-Angleterre, pendant l’été 1965. Sam, un jeune scout issu de la troupe du Chef Ward (Edward Norton) s’est échappé de son camp un matin pour retrouver en secret Suzy, la fille aînée de Walt Bishop (incarné par Bill Murray, et rien à voir avec le personnage de Fringe), adolescente dont il est tombé amoureux. Les habitants de l’île se mobilisent pour les retrouver, bravant la nature et les éléments. Ce qui conduit doucement tout un chacun à résoudre des problèmes d’ordre plus personnel, voire intime, pour la plupart liés à une irascible solitude.
Premier souvenir qui perdure longtemps après le film, c’est ce cachet si particulier qui est aussi la signature de Wes Anderson : sa mise en scène. D’abord ces décors délicats et colorés, remplis de petits détails, de décorations désuètes à la limite du kitsch qui créeraient un pendant rural à la banlieue d’Edward aux mains d’argent. Certes nous sommes dans les années 60 à la campagne, mais le réalisateur a tenu à composer un microcosme hors du temps et de la réalité, une petite communauté auto gérée, une sorte de miniature où chaque petit événement insignifiant prend des proportions démesurées. Dans la même lignée, les costumes participent aussi à cet esprit tragi-comique, de la tenue dégingandée de Walt Bishop, toujours dépassé par les événements, à celles des scouts, du plus petit au plus grand – Edward Norton en tenue de chef scout est à ce titre assez priceless. Sans oublier les petites robes chatoyantes très Swinging London de Suzy, ironiquement soignées, qui construisent sa personnalité en total décalage avec son escapade en pleine nature. Ou encore le duffle-coat rouge du scientifique, personnage qui par ce biais se détache toujours de toutes les scènes et fait en quelques sortes office de regard extérieur.
La façon de filmer tout ce petit monde ajoute à cette impression de constant onirisme, entre surréalisme et conte de fée : beaucoup de plans frontaux très étudiés glissant d’un lieu à l’autre comme entre deux tableaux d’un théâtre de marionnettes. Ces scénographies prennent parfois, par leur colorisation acidulée, le filtre rétro et jauni façon Amélie Poulain, et le cadrage souvent fixe, l’apparence d’une série d’illustrations ou de photographies d’une maison de poupées. Un esprit poétique et irréel qui vient encore s’étoffer dans des partis pris incongrus, comme un passage en dessin animé, proche du théâtre d’ombres (la fameuse scène du clocher). Cette mise en scène proche de l’effet « miniature » donne au spectateur l’impression d’une vue d’ensemble de cette communauté, notamment sur la demeure des Bishop au générique, ou dans la présentation du camp de scouts. La distance semble être volontairement creusée entre nous et ces personnages qui vivent leur vie de manière un peu superficielle, sans se mêler vraiment de leurs voisins. Et c’est bien la focalisation sur les scènes entre Sam et Suzy qui va à la fois nous rapprocher, héros et spectateurs, mais aussi les protagonistes entre eux.
Ce qui nous amène à la galerie de personnages, tous pittoresques, mais aussi tous très attachants. D’abord les deux petits protagonistes, dont les personnalités très différentes et l’histoire d’amour fortement teintée du cliché adolescent nous touchent tout au long du film. Malgré son histoire plutôt triste, on a épargné à Sam (Jared Gilman) son lot de pathos pour lui donner un caractère décalé, bien trempé, presque cynique. De son côté, toute en retenue et en tenue d’apparat, la jeune Suzy (Kara Hayward) promène sur le monde environnant son regard bleu charbonneux, quoique typique de l’adolescente blasée. Elle agit impulsivement sans attendre qu’on lui donne voix au chapitre. La troupe entière des scouts, même secondaire, a ses moments de grâce, notamment dans les attitudes tour à tour grotesques ou solidaires suivant les situations. Vous l’aurez compris, Moonrise Kingdom est davantage un film centré sur les enfants. Qu’il s’agisse du Capitaine Sharp (Bruce Willis, sobre et juste), plutôt largué professionnellement et personnellement, des parents Bishop qui ne communiquent pas, ou du Chef scout Ward qui n’a de chef que le nom, aucune des grandes personnes ne semble suffisamment « éveillée » pour résoudre cette situation bien plus tortueuse qu’une simple fugue d’adolescents. Le personnage du scientifique en rouge est finalement le seul à présager, toujours très innocemment, des bouleversements à venir, tant sur le plan météorologique que de celui des émotions.
Baigné dans une effluve volontairement datée et onirique, Moonrise Kingdom reste dans le registre de Wes Anderson, et reconnaissable entre mille. Il se montre tour à tour drôle, tendre, poétique, parfois légèrement étrange, mais malgré ses ambitions esthétiques marquées, sait aussi délivrer un portrait fin et émouvant des personnages qu’il dépeint. On gardera en mémoire chacune des petites fantaisies offertes (comme les deux génériques et leur énumération d’instruments façon Carnaval des animaux), pourtant parfois sans lien apparent entre elles, pour se souvenir de l’impression générale : une certaine forme d’insouciance et de légèreté.