Immortel (ad vitam)
Cinéma / Critique - écrit par Selena, le 25/03/2004 (Blue Spleen
JILL
Mais... "Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers...
Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers."
NIKOPOL
"Tout cela ne vaut pas le terrible prodige
De ta salive qui mord,
Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord,
Et, charriant le vertige,
La roule défaillante aux rives de la mort!"
(Baudelaire - "Poison" des Fleurs du Mal)
Il était une fois un artiste qui avait son propre univers froid, mélancolique, poétique, unique. Une sorte de rêve futuriste sans rêve.
Il était une fois, un homme qui lui fit confiance, qui lui offrit la clé d'or pour lui ouvrir les portes frileuses du cinéma, et rendre semi réel son rêve d'artiste.
C'est alors que Bilal (tel était son nom) décida d'émanciper sa "vision" de sa prison de papier et d'encre pour la mettre en scène par des images mouvantes et époustouflantes.
New York 2095.
Une pyramide flottante au-dessus de Manhattan...
Une population de mutants, d'extraterrestres, d'humains, réels ou synthétiques...
Une campagne électorale.
Un serial killer boulimique qui cherche un corps sain et un dieu à tête de faucon qui n'a que sept jours pour préserver son immortalité.
Un pénitencier géostationnaire qui perd un dissident subversif congelé depuis trente ans et une jeune femme sans origine connue, aux cheveux et aux larmes bleus...
Trois noms : Horus, Nikopol, Jill...
Enki Bilal a très librement adapté sa trilogie bédéesque Nikopol, en revisitant son oeuvre et en reprenant plus ou moins ses personnages mythiques : Alcide Nikopol, Jill Bioskop et Horus. Après ces deux films, semi-échecs que sont Bunker Palace hotel en 1989 et Tykho Moon en 1996, Bilal s'offre un film ambitieux à bien des niveaux. Pour un budget d'une vingtaine de millions d'euros, et après trois ans d'un travail acharné, Immortel est un projet qui a la folie de ses ambitions. Un univers quasiment créé en totalité par images de synthèse (grâce au savoir-faire de Duran), mélangeant acteurs réels et acteurs artificiels. Une trame donnant dans le tragique antique et la science-fiction, se déroulant sous une dictature économique eugénique où cohabitent humains, extra-terrestres, mutants et dieux de l'Egypte Ancienne.
Ses folles ambitions sont alimentées par un tout aussi fou imaginaire, mais ont un goût d'imperfection et d'inachevé. Faute de moyens financiers encore plus élevés pour apporter un meilleur soin à certains personnages 3D et pour permettre le développement du monde complexe et fascinant de Bilal sur une plus longue durée, Immortel demeure un film pas totalement abouti.
D'une part, la cohabitation personnages réels/synthétiques a quelques ratés et entache la cohésion du film, mais le travail fourni sur leurs intrications mutuelles reste tout à fait louable. Ensuite, le scénario pêche parfois en simplicité, parfois en complexité/fouillis. En effet, tout n'est pas clair et on se dit même après-coup que la trame centrale (du "triangle amoureux") est un peu plate par rapport à tous les soubassements et les à-cotés si riches de l'histoire (qui avaient pour thèmes l'eugénisme/la manipulation génétique/la politique, la subversion/résistance, les mondes parallèles etc.) qui sont au mieux sous-exploités au pire baignant dans un beau flou artistique.
Mais il reste aussi un fourmillement de petits éléments jouissifs comme les messages subversifs de Spirit of Nikopol, les poèmes baudelairiens, les parties "olympiennes" de Monopoly, les autoclins-d'oeil de Bilal et tous ces autres détails qui enrichissent et constituent peu à peu le style du film. Tout cela contribue avec la magie des images made in Bilal/Duran à réinventer, et à créer non seulement un univers visuel d'une rare beauté et méticulosité, mais aussi une ambiance originale quasi onirique. La grande force d'Immortel réside dans sa capacité d'évocation, de rêve.
De plus, Bilal a trouvé les parfaites incarnations de ses personnages en l'occurrence : Linda Hardy (êtr-ange, irréelle et merveilleuse Jill), Thomas Kretschmann (Nikopol ironique et tourmenté), Charlotte Rampling (Elma Turner médecin résistant)...
Immortel ou un rêve incarné, un rêve éveillé, un poème vécu.
Enki Bilal réussit à faire vivre une peinture baroque et futuriste. Immortel offre avant tout un éblouissement visuel, une atmosphère envoûtante sans pareil. Il suffit de se laisser emporter par la vision de Bilal, de dériver dans cet univers si fantasmagorique et grandiose, et on oublie les imperfections (quasi mineures finalement) de cette oeuvre magique et singulière qui, techniquement et artistiquement, fera date dans le marasme cinématographique actuel.
Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir
(Baudelaire)
>>>Contre-critique de Kassad: ici