8/10Les deux visages du Dr Jekyll

/ Critique - écrit par riffhifi, le 28/11/2008
Notre verdict : 8/10 - Hyde and Sick (Fiche technique)

Une adaptation injustement méconnue du roman de R.L. Stevenson. Pourtant, avec Terence Fisher derrière la caméra et Christopher Lee devant (bien que dans un rôle secondaire), cette production Hammer Films est une des plus originales et des plus audacieuses.

Dans la bibliographie de Robert Louis Stevenson, deux romans ont fait de tous temps le régal des cinéastes : L'île au trésor (dont la dernière adaptation est une comédie franchouillarde avec Gérard Jugnot, c'est dire la palette de possibilités existante) et L'étrange cas du Docteur Jekyll et de Monsieur Hyde. Un titre long, qui ne fut d'ailleurs repris que deux fois parmi la soixantaine d'adaptations plus ou moins officielles à avoir vu le jour... la dernière en date, une série de la BBC acclamée par la critique, porte simplement le nom de Jekyll. Si vous demandez à n'importe quel quidam jeunot de vous citer d'autres apparitions du personnage à Jason Flemyng dans La ligue des gentlemen extraordinaires
Jason Flemyng dans
La ligue des gentlemen extraordinaires
l'écran, il ne pensera sans doute qu'à sa version ‘comic book' présentée en second rôle de Van Helsing (2004) et La ligue des gentlemen extraordinaires (2003). Le cinéphile plus éclairé pensera au film de 1931 dans lequel Rouben Mamoulian inventait la caméra subjective, et à son remake de 1941 avec Spencer Tracy, voire au curieux Mary Reilly (1995) de Stephen Frears, avec John Malkovich et Julia Roberts. Le cinéphile dont la mémoire remonte jusqu'au cinéma muet pourra même évoquer la version de 1920, dans laquelle John Barrymore jouait le personnage principal. Enfin, dans une liste des acteurs ayant incarné le rôle, vous trouverez encore les noms de Jack Palance, Anthony Perkins, Kirk Douglas, Michael Caine, Adam Baldwin, John Hannah, Udo Kier, Tony Todd et Dougray Scott. On prévoit même deux nouveaux films en 2009 et 2012, dont l'un sera basé sur une comédie musicale. Enfin, si vous insistez sur le fait que vous cherchez un film produit par la firme anglaise Hammer, on vous parlera probablement de Dr Jekyll and Sister Hyde, daté de 1971. Mais curieusement, le film réalisé en 1960 par Terence Fisher (qui vient de donner à Hammer ses premières heures de gloire avec Frankenstein s'est échappé, Le cauchemar de Dracula, La malédiction des pharaons, La revanche de Frankenstein, Le chien des Baskerville et Les maîtresses de Dracula, tous réalisés en l'espace de trois ans) est passé à la trappe de l'inconscient collectif, à cause de son interprète inconnu ou de son absence d'effets spéciaux démonstratifs.

La base de l'histoire, tout le monde la connaît : le docteur Henry Jekyll cherche un sérum qui pourrait séparer le Bien du Mal chez les gens. Il l'essaie, et devient un concentré de Mal appelé Edward Hyde, monstre difforme (dans le livre, il est petit, contrairement aux récents blockbusters qui en font une sorte de Hulk) qui assassine des femmes à coups de canne. Chez Hammer Films, on ne fait rien comme tout le monde : Jonathan Harker se fait tuer dans les première minutes du Cauchemar de Dracula, Victor Frankenstein commet ses expériences avec un Paul Massie dans Les deux visages du docteur Jekyll
Paul Massie dans
Les deux visages du docteur Jekyll
cynisme grandissant... Rien d'étonnant à ce que le Mister Hyde campé par Paul Massie soit un beau gosse blondinet, par opposition à son docteur Jekyll aux sourcils broussailleux et à la barbe austère. Pour la première fois, l'acteur est maquillé pour jouer Jekyll et pas Hyde ! Fort de cette connaissance, vous pourrez rire au nez des gens qui prétendent que Jerry Lewis a inventé ce concept dans Docteur Jerry et Mister Love, qui date de 1963. Le Jekyll d'ici délaisse sa femme Kitty (Dawn Addams) pour mener ses expériences ; celle-ci se console alors dans les bras du débauché Paul Allen (Christopher Lee), qui finance ses agapes en empruntant directement de l'argent au mari cocu...

« Docteur Jekyll n'a eu dans sa vie
Que des petites garces qui se foutaient de lui
Mister Hyde dans son cœur
Prenait des notes pour le docteur »

Serge Gainsbourg

Au-delà de son concept "en négatif", Les deux visages du docteur Jekyll propose une lecture bien inhabituelle de l'histoire : Hyde n'y est pas présenté comme l'expression du Mal, mais comme un homme guidé par ses seuls instincts, dépourvu de toute notion morale. Lorsqu'il apprend que sa femme le trompe, il sourit. Lorsqu'il réalise qu'il est en train de battre un homme à mort (Oliver Reed, dans un de ses premiers rôles), il sourit. S'il veut une femme, il la prend. La gueule d'ange du personnage, son innocence apparente, le rendent d'autant plus ignoble aux yeux du spectateur. Sans l'aide de maquillage, sans débauche d'effets sanguinolents, sans aucune scène de transformation dantesque, le récit fonctionne diablement bien en reposant uniquement sur le scénario, les interprètes (malgré la tendance au surjeu de Paul Massie), et la mise en images chatoyante et colorée de Fisher. Les sous-entendus sexuels sont incroyablement audacieux pour l'époque (même aujourd'hui, allez donc trouver un film qui montre une danseuse quasi-nue en train de mettre un serpent vivant dans sa bouche), et constituent la colonne vertébrale d'une intrigue complètement atypique qui s'affranchit de la dichotomie manichéenne du roman, et s'avère au passage DVD zone 1
DVD zone 1
complètement anti-rousseauiste : à la manière du Kubrick d'Orange mécanique, Terence Fisher expose ici le postulat selon lequel l'homme est "mauvais" par nature (violent, inconséquent), et bridé par la société pour pouvoir y vivre (mais privé de sa liberté).

Malgré une scène finale un peu décevante car trop vite expédiée, Les deux visages du docteur Jekyll fait partie de ces perles oubliées qui mériteraient une redécouverte. Pour les amateurs, le DVD zone 1 (!) est enfin disponible, dans une édition qui regroupe également The curse of the mummy's tomb (Les maléfices de la momie), The Gorgon (Gorgone, déesse de la terreur) et Scream of Fear (Hurler de peur) ; mais impossible de se le procurer à l'unité (!!), ni en version française ou même sous-titrée (!!!).