La Belle et la Bête - 1946
Cinéma / Critique - écrit par riffhifi, le 12/01/2008 (Serions-nous tous des Bêtes ? La magie que nous triturons du bout des doigts ne serait-elle qu'un leurre masquant notre simple mais honteuse animalité ?...
Jean Cocteau était un artiste multiple, et le cinéma n'était qu'une des facettes de son art. Dans la plupart de ses films, on sent plus la volonté d'utiliser le cinéma comme prolongement du théâtre, de la poésie ou de la peinture que le réel désir de réaliser un objet filmique pur. Dans La Belle et la Bête, au contraire, Cocteau ne fait que du cinéma, du cinéma parfait, magique, immortel, sans pour autant s'effacer derrière ce sujet qui ne lui appartient pas. Un chef-d'œuvre, un film comme on n'en fait qu'un ou deux par décennie, un de ces films qu'un cinéaste n'a jamais l'occasion de surpasser dans sa carrière subséquente. Heureusement, finalement, que Cocteau ne faisait pas que du cinéma...
Il était une fois un vieil homme criblé de dettes, incapable de subvenir aux besoins de son fils et de ses trois filles.
Il était une fois une Bête vivant dans un château enchanté, punissant de mort les imprudents voyageurs qui cueillent les roses de son jardin.
Et ce qui devait arriver arriva : le vieil homme cueillit une rose du jardin de la Bête pour l'offrir à sa fille Belle. Voulant sauver son père de la mort, Belle se dévoue pour prendre sa place entre les griffes de la Bête. Mais la Bête n'a d'animal que l'écorce, et n'aspire qu'à l'humanité...
S'étendre sur le génie visuel du film, sur sa constante inventivité, la magie intacte
Belle de nuitdes scènes se déroulant à l'intérieur du château ou l'avant-gardisme de son utilisation des ralentis et des plans passés à l'envers serait inutile, puisqu'il suffit de rappeler qu'il constitue aujourd'hui encore la référence directe ou indirecte de cinéastes comme Tim Burton, Francis Ford Coppola, David Lynch... Intéressons-nous donc plutôt à l'histoire et à son traitement, qui fascinent indifféremment petits et grands, en 1946 comme en 2008, ce qui est le propre des contes bien racontés. Ce qui suit peut dévoiler quelques éléments de la fin, mais l'intérêt de La Belle et la Bête ne réside pas plus dans le suspense que celui du Petit Chaperon Rouge (à la fin, le bûcheron arrive et sauve tout le monde, et toc).
La Belle (Josette Day), fait face dès le début du film à la demande en mariage formulée par Avenant (Jean Marais), un ami de son frère. Elle refuse, bien que le jeune homme lui plaise. Plus tard, elle sera prisonnière de la Bête (interprétée également par Jean Marais, tiens donc), qui lui fait savoir rapidement qu'il ne désire qu'une seule chose, l'épouser. Le parallèle est frappant, la thématique ne l'est pas moins : l'homme est une bête sordide, esclave de ses pulsions et rarement capable de les domestiquer intelligemment. Avenant et la Bête ne sont que deux faces d'une même nature : le premier a raffiné son apparence extérieure et contrôlé ses pulsions primaires, mais reste un voyou aux valeurs morales floues et régies par l'égoïsme ; le deuxième est doté d'un cœur généreux et sensible, mais ne peut cacher ses instincts. La Bête, malgré ses atours élégants, sa collerette et ses gants incrustés de pierres précieuses, chasse des animaux pour les dévorer vivants ; il lape l'eau des rivières en rampant à terre ; et lorsqu'une femme comme Belle le regarde dans les yeux, il se met à fumer et doit se faire violence pour s'éloigner d'elle. La métaphore échappe bien entendu aux plus jeunes spectateurs, mais ne peut rester mystérieuse bien longtemps aux autres : il est question de sexe dans La Belle et la Bête, bien plus que dans la plupart des contes. L'animalité de la Bête, rendue à merveille par le maquillage impressionnant réalisé d'après le physique du
Bête de sexechien de Jean Marais (mais galvaudé dans les années 80 par une pub pour la purée Mousseline), renvoie directement à la nature essentiellement animale de l'homme, et à sa volonté de s'auto-domestiquer.
Est-ce pour autant une fin en soi, la Bête n'est-elle qu'un monstre à étouffer ? Rien n'est moins sûr. Le regard luisant de convoitise, la bave au bord de ses lèvres velues, la langue frémissante derrière les canines proéminentes sont magnifiées par les fréquents gros plans, faisant de la Bête un précurseur de tous les vampires ouvertement sensuels du cinéma d'épouvante à venir, avec leurs dents pointues dégoulinant du sang des vierges. Et la Belle, au final, ne choisit-elle pas de secourir la Bête plutôt qu'Avenant ? Une fois la Bête changée en prince (dans un final qui frôle d'ailleurs le ridicule sans réellement y tomber), ce dernier ne lui demande-t-il pas si elle préférait l'apparence de la Bête ? La jeune fille n'est pas le simple parangon d'innocence que l'on voudrait en faire, elle est séduite par l'animalité de son hôte, et souhaite retrouver cette part primitive dans l'homme de sa vie.
Lecture analytique ou pas, La Belle et la Bête est un classique à la magie intacte, curieusement victime d'une reprise en dessin animé musical par les studios Disney en 1991, décliné depuis en spectacle sur glaces et autres fariboles qui ne risquent pas de faire pâlir l'étoile du chef-d'œuvre de Cocteau.